Jeanne Magne : les feux de la rampe

Jeanne Magne : les feux de la rampe

Presque tous disparus, les bars ou cafés de quartier avaient un rôle social. Ils permettaient un grand brassage entre les familles qui trouvaient là un havre de repos et de détente. Sur le seul quartier de la Cité bel Air, à Boulazac, on dénombrait pas moins de 16 établissements. Entre 1959 et 1999 Jeanne Magne a été la boussole et l’étoile d’un de ses lieux : le Café de la Cité Bel Air. Elle raconte.

Si le premier établissement où l’on servait des boissons vit le jour en Europe à Vienne en 1640, celui de la famille Magne, dans le quartier de la Cité bel Air, à Boulazac, dut s’ouvrir juste après la guerre, celle de 39-45. Il se situait sur le boulevard du Petit-Change, en haut, pas loin du Moulin rouge, en face du cimetière dit de Saint-Georges. Au départ l’adresse mentionnée était « Cave Magne », du nom de son créateur, André Magne. A l’époque il n’y avait pas moins de 16 établissements dans le quartier ; tous avaient une clientèle fidèle qui venait trouver quelque réconfort. Honoré de Balzac disait de ces lieux : « le comptoir d’un café est le parlement du peuple. »

Les amants de la Cité Bel Air

Cinquante mètres au-dessus de l’ancienne

« Cave Magne », du même côté, dans la maison qu’elle loue, Jeanne Magne entretient désormais ses souvenirs après avoir tiré la révérence à son public en juin 1999. Jeanne Magne : « Savez-vous que sous ma maison il y a la voie de chemin de fer construite par les américains en 1917 ? » Les regards plongent autant sur le parquet que dans un livre d’histoire. Et notre maîtresse de maison appréciant notre surprise de rajouter : « c’est vrai… »

Jeanne est arrivée du Lardin-Saint-Lazare en 1957 afin de poursuivre ses études au lycée Laure Gatet. « J’avais 17 an

s et pour moi c’était la grande ville. J’étais hébergée chez un cousin qui habitait rue Antoine Deschamps, dans le quartier de la Cité Bel Air. C’est en allant voir un film au Moulin rouge que j’ai connu mon mari, Jean-Claude. C’était le fils du propriétaire de la « Cave Magne ». J’étais très amoureuse et mes parents me laissèrent le choix de l’épouser à la condition que je travaille et que je m’assume. C’est ainsi que j’ai passé un concours pour entrer aux Postes Téléphones et Télégraphes. Et, en 1959, je me suis marié. A l’époque c’était ainsi. »

Très vite Jeanne rejoint son mari pour faire « tourner » ce qui était encore « La Cave Magne ». Deux garçons devaient venir illuminer une vie qui oscillait entre le travail et la famille. Nous entrions dans les années soixante, les « Sixties ». Un temps où l’insouciance faisait bon ménage avec le travail.

Jusqu’en 1982 Jean-Claude et Jeanne feront de leur établissement une seconde maison pour beaucoup de familles du quartier. Au décès de Jean-Claude, cette année-là, Jeanne décide de continuer seule. Par amour et par nécessité : «il fallait bien que je gagne ma vie ; et puis c’était une façon de d’honorer la mémoire de mon mari. »

Combien de secrets, de petites misères et de grands bonheurs partagés au coin du comptoir ?

Les tonneaux en bois de châtaignier sur lesquels on avait servi le petit verre de blanc, celui de rosé ou encore celui de rouge cédaient pour des tables plus confortables où l’on « tapait » la belote. Puis, dans les années soixante-dix la mode passa au whisky et à la Vodka avec, aussi, une clientèle plus jeune et plus bruissante. C’est à cette époque que viennent s’installer, juste en face, les ateliers de la Ville de Périgueux. « Une aubaine » reconnaît aujourd’hui Jeanne. Le matin on venait casser la croûte, la journée on venait prendre un café, à la débauche c’était l’apéritif avec les fêtes : embauche, anniversaire, promotion, naissance, départ à la retraite. « La législation était plus souple, reprend Jeanne, il n’y avait pas d’excès, mais chacun y allait de sa « tournée »… Je crois que l’on vivait mieux qu’aujourd’hui. » C’était avant tout des hommes qui fréquentaient les lieux ; les femmes vinrent plus tard, après soixante-huit ; de jeunes femmes qui, à leur façon, s’émancipaient. Mais tout était bien codé et les choses bien ordonnées. Il faut dire que tout le monde se connaissait.

La journée voyait les anciens engager des parties de cartes qui ne s’achevaient qu’avec l’heure du souper. En cas de défaillance, Jeanne jouait la remplaçante mais sans jamais quitter du regard les autres tables et son comptoir qui était toute sa vie.

Derrière son comptoir Jeanne se trouvait ainsi sous les feux de la rampe. Expression qui signifie le lieu où, telle une silhouette, l’acteur se déplace vers l’avant de la scène. Oui, Jeanne était l’actrice mais aussi le metteur en scène d’une société qui vivait souvent en vase clos. Sauf pour le départ au service militaire qui était aussi une occasion de « boire un coup ». Puis vint le temps des mutations, à Paris ou ailleurs. Le quartier s’est progressivement transformé. Si il reste encore quelques familles « historiques » beaucoup de nouveaux sont arrivés, surtout depuis une vingtaine d’années.

Combien de secrets, de petites misères et de grands bonheurs partagés au coin du comptoir ?

Jeanne sourit et glisse sur autre chose : « Oh vous savez on venait pour parfois oublier une mauvaise nouvelle, une dispute ou tout simplement une petite déprime dont on ne disait pas le nom. J’écoutais et je disais quelque mot pour que le sourire revienne. » Le café, le bar, était un espace sacré qui faisait office de cabinet de « psy » pour les uns, de confessionnal pour d’autres ; à l’époque Jeanne se transformait en assistante sociale, et ça marchait.
La salle était parfois louée pour des fêtes de famille : baptême, communion ou mariage. Toujours des habitués. «C’était pour dépanner… nous étions une grande famille » relève Jeanne.
Puis, la mode étant, la « Cave Magne » est devenue le Café de La Cité Bel Air.

Les fresques disparues

En 1964, alors que son Beau-père, André faisait déjà les livraisons à domicile de fuel, Jean-Claude et Jeanne ouvre une station service. Oh pas comme celle de maintenant. Trois pompes toutes simples : essence, super et diesel. Les clients fidèles avaient un compte et réglaient au mois. Avec le développement des grandes surfaces l’activité déclina et finalement fut arrêtée en 1985.

A l’ouverture de la « Cave » la décoration de la salle du bar avait été confiée à un client un peu artiste et désargenté. Il réalisa trois fresques afin de se libérer d’une dette. Même si l’artiste ne connut pas la célébrité de Michel-Ange et la « cave » celle de Lascaux, ces fresques faisaient partie de l’imaginaire populaire de la Cité bel Air. Elles racontaient aussi une histoire.
La première représentait une cave avec d’immenses tonneaux de vin, la seconde mettait en scène l’épouse de André et le fameux comptoir, la troisième rendait hommage à l’aviation car André avait été un pilote d’avion connu à l’aéroport de Périgueux-Bassillac. Au milieu des années quatre vingt, Papo Meynard un artiste Périgourdin, avait rénové ces peintures.
Aujourd’hui, selon Jeanne, quand le café ferma définitivement et que le bâtiment fut vendu les acquéreurs en transformant le tout en logement ont recouvert ces fresques qui sont à jamais invisibles. Les plus anciens se rappellent toujours cette décoration plaisante et évocatrice d’un temps révolu.

Les cinq dernières minutes

Jeanne a vécu plus de soixante ans dans ce quartier de la Cité Bel Air. Elle en connaît les moindres recoins et, avec la grande discrétion entretenue derrière son comptoir, les petites et grandes choses de ces vies qui s’en vont progressivement.

Jeanne qui a été veuve très jeune, beaucoup trop jeune, qui a aussi perdu un de ses fils, conserve une élégance faite de courtoisie et de bienveillance. On l’imagine ainsi, derrière son comptoir, jadis : « Je ne sors plus beaucoup, le quartier a beaucoup changé et il n’y a plus la même concorde entre les gens. On ne se parle plus. Ou si peu. Il y a eu la télévision puis, maintenant c’est internet. »
La télévision au début des années soixante ? On imagine les familles, qui n’avaient pas toutes la lucarne magique, se rendant au Café de la Cité Bel Air pour suivre Cinq Colonnes à la Une ou un des épisodes des Cinq dernières minutes avec l’infaillible Raymond Souplex. Il y avait le petit rosé et le sirop de fruit en plus des commentaires de la salle. Et puis, comme les artistes après le spectacle, il fallait nettoyer les tables, ranger les chaises, passer la torche sur le sol et, enfin, éteindre les lumières. On pense au dernier film de Charles Chaplin, les feux de la rampe où le célèbre acteur fait ses adieux. Une poésie universelle qui s’éprouve dans le grimoire d’une vie aux clairs obscurs délimités autant par la raison des apparences que la passion soumise à l’élixir du bonheur toujours temporaire et insaisissable. Mais, ici aussi, les malheurs ont toujours la dent dure. Jeanne retient une larme. Chut… Silence, on ne tourne plus.

Un satané vague à l’âme

Les doigts et les yeux de Jeanne s’engloutissent dans une boite à chaussure où sont entassées les photos nécessairement jaunies de toute une vie. Pas seulement sa vie, celle aussi, de ces familles aux visages disparus et aux postérités déjà assagies qui constituent une mémoire qui n’a de cesse de s’éveiller et de trottiner dans un satané vague à l’âme.

Aujourd’hui, Jeanne a quitté la scène ; elle n’est plus sous les feux de la rampe. Pourtant, elle apparaît comme jadis à la fin du spectacle donné toute la journée, jamais épuisée par la vie, veillant seulement à ce que la porte ainsi refermée puisse au petit matin s’ouvrir à nouveau.

 

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Photos et texte : Pascal SERRE. Avec le concours de la Ville de Boulazac

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