Jeanne Grillon : l’espiègle résistante

Jeanne Grillon : l’espiègle résistante

A 88 ans Jeanne Grillon affiche un goût de vivre et une mémoire étonnants. Du Front populaire à l’attentat qui a frappé Charlie hebdo ce petit bout de femme, toujours au fait d’un monde en marche, pétille d’intelligence et de charme. Elle fut une des visiteuses de la guinguette de Barnabé et en a gardé l’enthousiasme joyeux. Une femme passionnée qui fut, aussi, une résistante espiègle.
« Ah c’est que monsieur Léopold, c’était quelqu’un ! » Jeanne Grillon la mémoire parfaitement entretenue comme son allure de femme qui ne lache rien face à la vie se rappelle bien de celui qui donna à la célèbre guinguette de Barnabé ses plus belles lettres de convivialité. C’était dans un temps qu’elle a su maintenir éveillé ; les années trente finissantes sur le grand malheur de la guerre. « Monsieur Léopold » est la seconde génération qui avait pris la suite dans des conditions dramatiques, la noyade du créateur du lieu. C’était en 1935.
Jeanne Grillon est née en 1926, à Saint-Pardoux-la-Rivière, dans ce que l’on appelle le nord de la Dordogne. Son père était à la compagnie du chemin de fer du « Paris-Orléans ». Lors des grandes grèves de 1920 il fut révoqué et entra aux chemins de fer départementaux comme chef de dépôt à Saint-Pardoux-la-Rivière puis aux Jalots sur la commune de Trélissac. C’était le temps du « tacot » comme disent les vieux périgourdins ; un ensemble de lignes de chemins de fer qui reliait les grosses communes du département. Un emploi arraché par la famille Bonnet qui régnait sans partage dans cette contrée, et Léon Sireyjol l’inamovible président du Conseil général.

Le Front populaire ? C’était noël !

Voici Jeanne arrivée à Périgueux. Ou juste à côté. Nous sommes déjà en 1935. La guinguette est déjà le lieu de rencontres des Périgourdins et même davantage encore. Aujourd’hui, bien calée dans son fauteuil, près de sa cheminée, Jeanne jongle avec les souvenirs, flamboie quand elle évoque ce légendaire front populaire : « Ce fut une époque merveilleuse. On ne faisait pas trop grève aux chemins de fer départementaux car c’était un moyen de locomotion pour les manifestants qui venaient à Périgueux. Sur les boulevards on entendait chanter l’Internationale et les poings étaient levés. Mais c’était sans violence. On avait peint le portail d’un voisin en blanc parce qu’il avait voulu se faire prêtre… » Et Jeanne de poursuivre : « 1936 ? Avec les deux semaines de congés payés c’était noël ! »

Le vieux nous a vendu

Durant les années trente c’est son papa qui lui fait l’école : « Jusqu’à mes dix ans mon papa avait décidé de me faire l’école car il n’y avait pas d’établissement à proximité de la maison. Ensuite, plus grande je suis allé à Périgueux. »
Elle entend parler de la guinguette séparée de la maison familiale par la rivière l’Isle. « C’était la promenade du dimanche avec mes parents. Nous prenions le bateau et c’était déjà une expédition. Nous étions insouciants. Autant dire que la guerre nous a surpris. J’avais quatorze ans. Il y a eu la défaite mais nous étions en zone libre. En juillet 1940 nous sommes allés voir mon parrain qui vivait à Vichy. L’ambiance me semblait lourde car habituellement nous y allions en août. Je m’interrogeais sur ce changement. Quand nous sommes arrivés mon parrain a dit : « le vieux nous a vendu ». Le « vieux » c’était Pétain.
A 17 ans Jeanne entame sa carrière professionnelle : « J’ai été embauché en 1943 à la subdivision militaire. Celle-ci se situait dans les casernes du 35ème régiment d’artillerie, dans le quartier de Saint-Georges. J’étais dactylo. Nous assurerions l’approvisionnement des chantiers de jeunesse après que l’armée d’armistice fut dissoute à l’arrivée des allemands en novembre 1942. »

« Là, peut être, avons nous eu de la chance… »

Jeanne vit chez ses parents, aux Maurilloux. Les allemands s’installent dans les casernes, tout prés de là où elle travaille. L’adolescence insouciante elle peint des croix de Lorraine sur ses murs avec des craies achetées dans un magasin là où aujourd’hui se situe l’opticien Lachal : « on s’amusait et on voulait s’exprimer. Ce n’est pas de la résistance » dit-elle avec simplicité. « Un soir nous avons inversé au bas de la rampe de l’Arsault des panneaux indicateurs pour tromper les allemands. Là, peut être, avons nous eu de la chance… » avoue Jeanne, aujourd’hui presque confuse par cette témérité.
Les soldats allemands se rendaient souvent au magasin Monoprix de Périgueux et Jeanne raconte cette anecdote : « J’avais des croix de Lorraine dans la main. Je faisais semblant de tomber et je poussais les soldats avec la main en veillant à poser la croix de Lorraine dans leur dos, comme des poissons d’avril. Ils repartaient avec la croix de Lorraine dans le dos. » Sacrée Jeanne !
Le 11 novembre 1943, écoutant la radio de Londres elle apprend l’appel à manifester de la meilleure façon l’armistice de la Grande Guerre. Jeanne se rend au monument qui est face à la préfecture et dépose des fleurs. Toujours avec un sourire complice : « On a pas vu un chat ! »

Le patron de la gestapo : « allez foutez le camp ! »

Elle se rappelle fort bien de Michel Hambrecht, le patron de la gestapo locale : « Il venait de temps en temps car il était persuadé que nous cachions de l’essence dans des caves qui n’existaient pas. Une fois, je m’étais rendue au siège de la Gestapo, près de La Poste, pour prendre des nouvelles d’une de mes amies qui avait été arrêtée. Me voyant il me lança : « foutez le camp ! »
« Quelques semaines auparavant je m’étais rendu à Saint-Pardoux-la-Rivière, dans ma famille ; j’ai assisté durant la nuit à un parachutage de container ; je suis revenu à Périgueux avec des produits inconnus tels que chewing-gum, café soluble, un réchaud portable… »
Au fur et à mesure des récits on se prend à frissonner pour Jeanne. L’innocence de l’adolescence l’a sauvé car ce fut autant de raison de se retrouver en camp de concentration.
Et la guinguette dans tout cela ? « Durant l’occupation, raconte Jeanne, nous allions le dimanche à Barnabé pour nous baigner. Avec les restrictions et les risques causés par un déplacement c’était un moment de détente. On retrouvait les alsaciens réfugiés depuis 1939 et qui étaient restés. Il y avait aussi des allemands qui venaient apprendre à nager. On ne se mélangeait pas. Ils n’étaient pas désagréables mais ils nous occupaient et on ne l’oubliait pas. Monsieur Léopold surveillait tout cela de près. Quand un jour, le moniteur allemand présent m’aida à sortir de l’eau alors que j’étais en difficulté, je ne sais même plus si je l’ai remercié mais je suis parti aussitôt. »

De l’occupation à la libération

En cet été 1944, Jeanne est toujours dactylo à la subdivision militaire. En juillet elle voit arriver un camion et une voiture avec une dizaine de résistants qui venaient à la barbe des allemands tout proches pour prendre du ravitaillement stocké à la subdivision. Elle est enfermée dans un bureau jusqu’à huit heures du soir. Il y avait déjà des signes de la débâcle allemande ; mais ils ont eu de la chance. Les fameux Géorgiens qui accompagnaient les allemands n’étaient pas tendres. Ils interdisaient tout trafic autour de la caserne.
Le 14 juillet, toujours à l’appel de Radio-Londres, Jeanne s’habille aux trois couleurs de la république et, en vélo-taxi, traverse le centre de Périgueux. Rue de la République, sous les applaudissements des passants, elle se trouve face aux allemands. Le destin est avec elle, ceux-ci ne bougent pas. Jeanne se réfugie presque naturellement à la guinguette de Barnabé. «  Oh mais je n’étais pas toute seule ! » dit-elle en souriant.
Dimanche 20 aout 1944. La veille, les maquisards étaient entrés dans Périgueux ; les allemands avaient fuis vers Saint-Astier. Il faisait une chaleur accablante et dans toutes les maisons la liesse de la libération était à son comble. Jeanne est toute à sa joie ; elle « monte » en ville. Les terrasses des cafés sont bourrées à craquer. Les serveurs sont dépassés. Sur la place de l’hôtel de ville les collaborateurs avérés ou prétendus sont amenés. « Ce jour-là, dit-elle, il ne devait pas y avoir beaucoup de monde à Barnabé durant la journée. » Jeanne qui a toujours une grande intelligence et une sensibilité certaine ne manque pas de deviner les « résistants de la vingt-cinquième heure » et les tristes règlements de compte personnels qui se révèlent : « l’heure était à la joie et, par la suite, tout ceci fut bien gardé. »
Jeanne qui a dix-huit ans à ce moment-là ne rentrera pas de la nuit. « Mes parents ne me demandèrent rien…» explique-t’elle maintenant.
Les jours qui suivirent furent une suite de bals et de fêtes. A Barnabé, à la guinguette, on dansait jusque sur la terrasse en surplomb où on avait le plus grand mal à accéder. En ville, au casino de Paris, mais aussi à la salle Secrestat, sur les places, accordéonistes, trompettistes et batteurs n’arrêtaient pas de faire danser.

La fosse de l’horreur

Toujours employée à la subdivision, jouxtant le lieu du martyr des 45 otages fusillés entre le 15 juin et le 17 aout, Jeanne est convoquée au moment où l’on ouvrit les fosses où séjournaient les corps : « C’était une semaine après la libération. J’étais trop jeune et mon père s’offusqua de ma présence. J’ai eu envie de vomir et je suis parti. Les corps étaient mélangés avec un cadavre de cheval. Je me rappelle que l’un des résistants fut identifié grâce à une de ses chaussures tant les corps étaient en décomposition. »
Le regard de Jeanne, cette fois, semble étranger à notre présence. Elle se reprend : « Mais, c’était la libération… »

Une fleur de Paris

A la sortie de la guerre, Jeanne se marie, une première fois. Elle devient auxiliaire puéricultrice à l’hôpital de Périgueux qui venait d’être transféré de la rue Wilson à l’emplacement où nous le connaissons aujourd’hui. Ce sont les années de la reconstruction et il faut travailler dur. Le travail, les enfants, la vie quotidienne reprennent leur place.
Jeanne : « La guinguette restait notre lieu de promenade et de détende. Je m’y rendais, pour danser, le mercredi, le jeudi et le samedi, le soir. J’y ai rencontré mon premier époux. Je veillais à arriver toujours avant le début du bal. On flirtait en se prenant par la main. Monsieur Léopold veillait au grain. Il connaissait presque toujours les parents…» Un « Monsieur Léopold » qui lui offrit l’orchestre le jour de son mariage.
Jeanne se remémore le succès musical de la libération : une fleur de Paris. Une chanson créée par Maurice Vandair et Henri Bourtayre et que chantait un certain Maurice Chevalier. Une partition que les françaises et les français découvraient sous la houlette de Jacques Hélian et son grand orchestre. Jeanne fredonnait cet air qui redonnant à toute une nation la bonne humeur, la joie de vivre. Jeanne se rappelle les mots simples, l’air entrainant et facile à retenir.
« Ce fut l’hymne de la libération, un chant patriotique qui exprimait la joie et la liberté retrouvée après les quatre années d’occupation et qui était sur toutes les lèvres » conclut Jeanne.
Voici plus d’une heure que Jeanne nous a pris la main pour visiter ce passé qui devient ainsi aussi un peu le nôtre. Au début des années quatre-vingt-dix elle épousera Louis et prendra son nom : Grillon. Un historien connu et réputé pour son érudition. Une seconde fois, la maladie faisant son œuvre, elle se retrouvera une nouvelle fois seule, au bout d’une trentaine d’années de vie commune.
«  C’est au milieu des années quatre-vingt que la guinguette connaitra, selon elle, son déclin. La mode avait changé et la disparition de « Monsieur Léopold » a marqué ce changement. Il n’y avait plus le même intérêt pour ce divertissement. » Jeanne se fait mélancolique : « C’est dommage… »
— Voulez-vous un café, un rafraichissement ? lance Jeanne en se redressant de son fauteuil marquant avec élégance que, peut être, nous voulons partir.
— Non, répond Francis Desage, le président des Amis de Barnabé qui a enregistré sur sa caméra cette plongée dans l’histoire.
Jeanne nous raccompagne jusqu’à la rue, avec sa canne à l’allure plus biblique que thérapeutique.
— Vous me montrerez les photos et l’enregistrement.
Ce n’est pas une question. Pas, non plus, un ordre. L’espiègle résistante,  fleur de paradis aussi, parle avec une autorité bienveillante de celle qui invite au respect affectueux. Nous voici, Francis et moi, comme deux enfants qui sont venus chercher la balle envoyé dans le jardin de la voisine.
— Oui madame, disons-nous de concert la tête presque basse.
Me revient cet extrait de Fleur de Paradis, une autre chanson de la libération : « Le nez dans une pluie d’étoiles, dans ces soirées, il ne lui reste que des souvenirs enfuis… »

(1) Georges Bonnet (1889-1973). Plusieurs fois député de la Dordogne entre 1924 et 1940 puis entre 1956 et 1968. Titulaire de ministère entre 1925 et 1940.
(2) Léon Sireyjol (1861-1942). Député de la Dordogne de 1902 à 1921, sénateur de la Dordogne entre 1921 et 1940, Président du Conseil général de 1927 à 1940.

 

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Photos et texte : Pascal SERRE. Avec le concours de la Ville de Boulazac

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